Le Delta de l’Ebre | Bastien Delesalle
Bastien Delesalle

Le Delta de l’Ebre

Flamand rose

Après avoir visité un couple d’amis dont la famille s’est agrandie depuis mon dernier passage, je reçois l’invitation de Cris et son mari Joan, fan de vélo. Ce sont leurs collègues qui ont entendu parler de mon passage dans la région et que mon itinéraire va emprunter les routes qui mènent à leur village. Bellmunt del Priorat se trouve au milieu des montagnes exceptionnellement très enneigées cette année. Ils souhaitent me rencontrer afin d’échanger et m’aider à passer la nuit au chaud. Cette journée de vélo en montagne sera un peu longue, mais la perspective d’une rencontre et d’une soirée qui ne nécessitera pas la recherche d’un lieu de bivouac m’aide à parcourir 85 kilomètres avec enthousiasme. Malgré le froid bien présent, le retour du soleil a fait fondre une bonne partie de la neige me facilitant le passage des cols. Ils m’accueillent chaleureusement dans leur maison en travaux qui surplombe les vignes. Un de leurs amis, Lorenz, parlant français et catalan, me facilite la communication qui sinon aurait été chaotique. Il fera office de traducteur une bonne partie de la soirée avant que la fatigue de cette longue journée m’emporte dans les bras de Morphée et m’oblige à les abandonner. Merci à vous tous de m’avoir accueilli cette semaine …

Joan, qui roule souvent sur les routes environnantes, me détaille un itinéraire qu’il me promet superbe pour le lendemain. Le mot est faible, la région du Priorat mondialement connue pour ses vins, est magique.
J’entame la journée par une descente vertigineuse et le passage à gué d’une rivière à plusieurs reprises. Pour ressortir de la vallée, la route remonte abruptement avant de rattraper la nationale que je suis obligé d’emprunter pour basculer dans la vallée suivante. J’y croiserai les seules voitures de la journée. Après plusieurs heures seul au milieu des oliviers, je me dirige lentement et fatigué vers le village d’El Pinell de Brai. Lorsque je lève les yeux au ciel pour me détendre, je vis un instant magique. L’espace d’une seconde, je vois passer devant mes yeux une étoile filante alors que nous sommes en plein après-midi. Elle disparait aussi rapidement qu’elle est apparue. A cet instant, sa tête éclatante passe du jaune au bleu qui n’a rien à envier aux feux d’artifices les plus coûteux.
Cela est-il vraiment possible ? Suis-je si fatigué que cela ? Ai-je rêvé ? Ai-je plutôt aperçu un engin spatial mis en orbite par une des grandes puissances mondiales ? Beaucoup de questions sans réponses qui m’intriguent encore aujourd’hui … J’en reste sans voix, je n’avais même pas conscience que ce phénomène était possible …

Cela suffit à me redonner l’énergie dont je commençais à manquer en cette fin d’après-midi, et le spectacle de la Nature est loin d’être fini. Je dévale désormais les pentes de la montagne à pleine vitesse en direction d’une voie verte en longeant les parois rocheuses ocres qui constituent le paysage de cette descente. J’arrive ainsi à l’entrée de la voie verte très facilement. C’est désormais l’heure de s’engouffrer sous la montagne après l’avoir tant de fois gravie.
Je m’engage alors sur une ancienne voie ferrée reconvertie qui sert désormais de terrain de jeu aux cyclistes. Je suis toujours aussi seul et maintenant dans l’obscurité totale, l’humidité et le froid constant des entrailles de la Terre. Entre deux tunnels, les rapaces me tiennent compagnie, me survolent et me crient leur plaisir de s’engouffrer dans les courants d’air chaud. Je n’ai qu’à me laisser aller, la pente douce de la voie totalement rectiligne pédalant pour moi sur de nombreux kilomètres. Quel délice. Je me laisse couler tranquillement profitant de ces derniers instants de quiétude avant de retrouver la civilisation. Peu avant Xerta, je découvre enfin l’Ebre, l’un des plus longs fleuves d’Espagne qui la traverse d’Ouest en Est. Il gèlera encore cette nuit, mais c’était de loin la meilleure journée de vélo depuis longtemps.
Je partais en quête de Nature dans le Delta de l’Ebre, je n’y suis pas encore que j’en ai déjà pris plein les yeux.

Le lendemain matin, alors que j’avais établi mon campement dans une orangeraie déjà récoltée, je n’ai qu’à me baisser pour ramasser le petit déjeuner. Les délicieuses oranges à peine abimées mais impropres à la commercialisation jonchent le sol en quantité astronomique. Je suis frustré de ne pouvoir en emporter plus. Si vous ne voulez pas des fruits bizarres dans vos rayons, cela fait mon bonheur … Plein d’énergie, j’arrive rapidement dans la très vieille et jolie ville de Tortosa, surprotégée par les différentes polices espagnoles, où je discuterai avec un vieillard ultra sympathique. Si je me sens en forme, celui-ci me conseille d’emprunter le Col de l’Alba pour me rendre directement à l’entrée du Delta de l’Ebre plutôt que de choisir la nationale, facile mais moche et au trafic important. Détestant rouler dans le vacarme des voitures, j’opterai de nouveau pour la montagne. Ce col ne culminant qu’à 372 mètres d’altitude est court mais réputé très difficile. Je confirme … alors que les premières pentes sont déjà raides, le final ferait pâlir les plus grands cyclistes du Tour de France s’ils chevauchaient un vélo de plus de 80 kilos uniquement dopé à l’orange espagnole.
Heureusement, les conseils du vieux Monsieur se sont révélés exacts, le décor est charmant. L’Homme depuis des dizaines d’années a modelé la montagne et construit des murs en pierres sèches pour réaliser des terrasses sur lesquelles les oliviers centenaires continuent de s’épanouir à merveille. En arrivant enfin au sommet, je me repose à l’ermitage avant de basculer dans la descente tout aussi abrupte. Elle se révèlera être un calvaire tant la pente est raide, la route étroite, les virages serrés mais surtout le bitume parsemé de trous et en très piteux état … De là-haut, au loin dans la brume, j’aperçois enfin l’immense Delta, qui s’étend sur 7736 hectares (77,36 km2) coupé en deux horizontalement par l’Ebre …
Les montagnes ne sont qu’à quelques kilomètres de la côte, ce qui justifie le passage des grands axes le long de celle-ci. Avant d’entrer dans la partie nord du Delta, je dois donc franchir les traditionnelles autoroute, nationale et voie de chemin de fer toutes parallèles les unes aux autres.

Dès mon arrivée dans le Delta, je découvre avec stupéfaction combien l’endroit est plat. Cela ne m’était plus arrivé de voir cela depuis de nombreuses semaines. Je comprends donc très rapidement que le lieu n’est pas propice au bivouac, d’autant que le camping sauvage y est strictement interdit et sévèrement puni de 6000€ d’amende.
Les rizières, l’agriculture spécifique du Delta ne sont pour le moment pas irriguées et les oiseaux par milliers picorent tranquillement les pattes tantôt dans la boue, tantôt sur la terre craquelée par le manque d’eau. Il va m’être très difficile de me cacher comme à mon habitude tant la visibilité à des kilomètres à la ronde est grande. Il n’y a ici que très peu, voir aucune habitation hormis les maisonnettes traditionnelles servant à stocker les outils. Aucun arbre, uniquement quelques routes asphaltées, des chemins de terre et des canaux d’irrigations qui quadrillent les immenses parcelles de cultures.
Je repère les lieux et découvre une petite maison accolée à un hangar près du Port del Fangar. La porte n’est pas verrouillée et un matelas me tend les bras. Je pars en quête d’eau en attendant que la nuit tombe, et c’est aussi une mission difficile, tant sont rares les gens qui vivent ici. Je reviens à la maisonnette, l’unique solution que j’ai trouvée, l’explore, et comprends que ce lieu sert de point de repas et de repos pendant les périodes de récolte lorsque l’activité est importante. Je m’installe en espérant que personne n’y viendra travailler demain …

Toute la nuit, une petite souris très curieuse ne cessera de monter sur mon sac et de jouer avec les plastiques. Je l’entends qui s’approche et d’un geste rapide, j’allume ma lampe frontale. Je la surprends en train de m’observer. Surprise elle n’osera plus bouger et nous resterons face à face, les yeux dans les yeux, jusqu’à ce que j’esquisse un mouvement qui la fera fuir …
Lorsqu’elle finit par visiter la sacoche qui me sert de garde-manger, c’en est trop. Je me fiche qu’elle se serve, c’est le jeu avec les animaux et je l’ai accepté depuis longtemps, et je laisse d’ailleurs ouverte cette sacoche afin qu’elle en trouve la sortie facilement au lieu d’en creuser une elle-même dans le tissu. Le bruit incessant du grignotement des gâteaux ne cesse de me réveiller, moi qui pensais passer une bonne nuit sur un grand matelas. Lorsqu’excédé je la chasse bruyamment à coup de bâton vers 4 heures du matin, elle se réfugie dans un coin de la pièce, et je peux entendre jusqu’au minuscule souffle de sa respiration stressée et saccadée. Les milliers d’oiseaux à l’extérieur commencent alors à donner de la voix tandis que l’aube commence à pointer le bout de son nez.
Je me rendors mais très rapidement le bruit des pneus sur les cailloux dans l’allée de l’usine m’annonce l’arrivée d’une voiture. Je me réveille en sursaut, sors de mon sac de couchage, saute dans mon pantalon et charge le vélo comme jamais aussi vite je ne l’ai fait. Je découvre au passage que la souris a passé une nuit complète pour grignoter 4 minuscules coins de gâteaux …
L’ouvrier ouvre son hangar, prend un taille-herbe, et part travailler dans un champ voisin. Quand le bruit du moteur me semble suffisamment lointain pour filer à l’anglaise, je saute sur le vélo et en chemin, sourire aux lèvres, salue mon ami en plein labeur au passage. Il me sourit.

Il est tôt, il fait frais et brumeux, et dans un silence religieux uniquement perturbé par le chant des oiseaux, je pars au centre du Delta pour y pêcher des informations dans l’unique ville au nord de l’Ebre dont le nom est des plus originaux: Deltebre.
Au centre d’informations touristiques, on écoute la raison de ma venue, mes envies, mes aspirations. C’est ainsi que l’on m’oriente vers la partie Sud du Delta constituée des lagunes de l’Encanyissada et la Tancada. C’est le lieu de refuge principal de milliers d’oiseaux aquatiques de plusieurs dizaines d’espèces différentes, dont une colonie de flamands roses plus ou moins importante suivant la saison. Le Delta est très peu peuplé et représente un bel exemple de cohabitation entre une Nature “totalement” intacte et l’activité économique humaine sans cesse grandissante. Chacun y trouve sa place, son intérêt, sans empêcher l’autre d’exister et de vivre. L’Homme cultive des rizières grâce à un système d’irrigation rendu possible par la forte présence d’eau, sans empiéter sur l’espace naturel des oiseaux désormais protégés. Ces derniers quant à eux, n’hésitent pas à investir les champs pour y picorer tout ce qu’ils peuvent y trouver. Ils restent chez eux après tout.

En cette période, je suis totalement seul à visiter le Delta pendant deux jours, et malgré tout, chaque fois que je ralentis le vélo pour prendre en photo une espèce d’oiseau que je n’avais pas encore aperçu jusque-là, toute la colonie s’envole à distance suffisamment rassurante pour elle et bien trop loin pour mon zoom pourtant déjà puissant.
C’est bien la preuve que malgré tout, notre présence dérange. Qu’en est-il en période de grandes affluences touristiques ?
En revanche, ils ne semblent pas effrayés le moins du monde par les tracteurs en plein labour qu’ils suivent de très très près pour y récupérer la nourriture abondante fraîchement retournée laissant une trainée blanche de milliers d’individus derrière les machines agricoles … Pas idiots, c’est la cohabitation bénéfique !!!
En une seule journée, je n’ai réalisé pas moins de 50 kilomètres au sein du Delta, me laissant aller souvent à la contemplation depuis les miradors, préférant la Nature, le grand air et les grands espaces aux musées. Néanmoins, si vous en avez le temps et l’envie, afin de comprendre cet écosystème plus en profondeur, il vous sera possible de visiter l’écomusée et la Casa de Fusta.

L’écomusée du Parc Naturel du Delta de l’Ebre a pour but d’expliquer le fonctionnement des aspects naturels et humains de cet environnement particulier. Il présente les différents éléments qui forment le Delta, ses paysages, ses activités et son architecture. Visitable pour 2€, il se trouve au centre d’informations touristiques, qui contient aussi une salle de projection vidéo et une exposition permanente. Celle-ci représente d’une façon ample la réalité du Delta et sert en même temps d’introduction et de complément à tout le contenu informatif de l’écomusée.
A travers ces visites, on observe et comprend que dans son ensemble, le Delta est constitué de deux parties majeures: la zone humaine et une autre correspondante aux systèmes du Delta qui “ne sont pas encore” altérés.
Dans le premier cas, on retrouve des représentations du système agricole avec des exemples d’irrigation de la plaine deltaïque, du barrage, des canaux d’irrigation, des cultures d’arbres fruitiers et des rizières. Dans le second cas, les milieux naturels représentent les lagunes, un “ullal”, le fleuve et son île et une petite représentation d’une forêt fluviale.
Des baraquements typiques présentent des activités comme la pêche continentale ou les techniques traditionnelles de la culture du riz. Comme preuve de l’important rôle joué à d’autres époques par la navigation fluviale, on peut voir un vrai “llaüt” récupéré du fond du fleuve et restauré. Un aquarium offre aussi la possibilité d’observer les principales espèces de poissons et d’amphibiens du Delta.
L’écomusée aide à interpréter une réalité complexe comme l’ancrage de l’être humain en ces lieux, et le poids des activités économiques qui cohabitent avec des espaces protégés pour leur importante valeur naturelle.

La Casa de Fusta quant à elle se trouve près des lagunes et sur les itinéraires cyclables mis en place dans le Delta. Cette construction emblématique du Delta est actuellement une installation du Parc Naturel qui accueille elle aussi une exposition permanente sur les lagunes du Delta. Mais à l’origine sa fonction n’était pas la même.
Elle doit son origine, en 1926, à trois hommes riches de Barcelone attirés par la présence d’une grande quantité d’oiseaux aquatiques dans la lagune de l’Encanyissada. Ils décidèrent alors de fonder une société de chasse, avec une concession d’une durée de 10 ans. Le fait que ce contrat fut provisoire et dû à la nécessité d’avoir un lieu où s’installer durant leur séjour au Delta, ils décidèrent la construction de ce refuge démontable, totalement en bois importé du Canada. La concession fut prolongée pendant 40 ans jusqu’en 1966.
Durant la guerre civile, cette maison fut récupérée pour donner refuge aux habitants de la région et c’est grâce à cela que sa conservation fut garantie.
Après cette date, le Ministère de l’Agriculture commença à assurer la protection des lagunes et à négocier avec la société de chasse. La Casa de Fusta passa plus de dix ans plus tard aux mains de l’Etat, ce qui termina définitivement avec la cession pour la chasse. Puis petit à petit, ce refuge de chasseur fut converti en un endroit ouvert, avec le désir de faciliter une meilleure et plus profonde connaissance du Parc Naturel du Delta de l’Ebre.
En 1998, une restauration complète de l’édifice fut entamée, et l’exposition permanente que l’on peut y découvrir aujourd’hui fut installée. Celle-ci explique la formation des lagunes et une comparaison entre son état actuel et celui avant la colonisation agricole du Delta, ainsi que l’étroite relation entre les rizières et la faune et la végétation.
La Casa de Fusta sert aussi d’agroboutique où il est possible d’acquérir des produits originaires du Delta en particulier et des “Terres de l’Ebre” en général ainsi que de zone récréative pour les enfants et de lieu de pique-nique.

Exploitation et conservation: un équilibre difficile à obtenir, mais possible, si l’on veut s’en donner les moyens. Mais tout ceci est surtout nécessaire pour le maintien naturel du Delta de l’Ebre, comme beaucoup d’autres lieux sur Terre aimeraient en profiter.

Après toutes ces belles découvertes, la nuit tombe rapidement en cette saison, et il est temps pour moi de trouver de nouveau un endroit où planter la tente. Cela est tout aussi difficile dans la partie Sud du Delta, peut-être encore plus du fait de la proximité des lagunes que je ne souhaite pas perturber.
Tout comme les oiseaux étaient craintifs devant mon appareil, les gens le sont tout autant devant moi. C’est une caractéristique espagnole à prendre en compte et qui posent beaucoup de problèmes le soir venu. Si l’environnement ne me permet pas de planter la tente, il est très difficile de trouver un lieu d’accueil.
Après de nombreux kilomètres dans le noir, je trouve enfin une maison isolée où un magnifique gazon me tend les bras. L’herbe est quasiment inexistante dans le Delta, tout l’espace étant utilisé à son potentiel maximum pour l’agriculture. Une fois de plus, on m’invente une excuse rocambolesque pour me repousser. Il est si facile de dire “oui” ou franchement “non” plutôt que d’inventer un faux prétexte afin de justifier son refus et de dissimuler sa peur de l’autre …
C’est finalement de Rafael, qui court après son chien dans la rue, que viendra l’aide salvatrice. Il accepte que je plante ma tente sur son magnifique gazon synthétique au bord de la piscine tout aussi proprette que le reste de sa petite propriété totalement bétonnée au milieu de ce gigantesque Parc Naturel …

Il court s’enfermer chez lui et je m’interroge longtemps sur le fait de savoir si ceux qui attirés par le décor magique du Delta à l’origine, ont encore conscience après quelques années de la chance qu’ils ont de vivre dans cet espace privilégié au milieu des oiseaux …

 

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